« Déjà un demi-siècle de CFAO ! » – Interview de François Duret, le père de la CFAO dentaire

Dentaire365 vous offre aujourd’hui en exclusivité des morceaux choisis de l’interview du Pr Duret, père de la CFAO dentaire, que le magazine Solutions Cabinet dentaire a eu la chance de rencontrer pour évoquer la genèse d’une rupture technologique majeure, et dessiner les contours du cabinet numérique de l’avenir…

À quand remonte l’invention de la CFAO ?

Pr F.D. : Je date cette invention au matin du 25 décembre 1970, j’avais 22 ans. Le lendemain d’un repas de Noël bien arrosé, la chaîne complète de ce qui allait devenir la CFAO m’est apparue comme la seule méthode pour réaliser correctement une prothèse médicale. Mes intuitions se matérialisèrent deux ans plus tard dans ma thèse, sous le titre « Empreinte optique ». J’y décris toutes les étapes de la CFAO dentaire, les convertisseurs analogique-numérique, la modélisation des prothèses, l’effet miroir… J’envisageais même l’impression 3D sans le savoir en y employant le terme de « déposition » numérique.

Système complet de CFAO dentaire avec télétransmission des données
Système complet de CFAO dentaire avec télétransmission des données (1973).

Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse de votre intuition ?

« Il y a pour moi deux types d’inventeurs : celui qui perfectionne, celui qui crée. »

Le besoin n’était pas du tout ressenti par le monde dentaire de l’époque, praticiens comme universitaires. J’ai eu le sentiment qu’une rupture technologique allait avoir lieu. Avoir mené de front études d’odontologie et études de biochimie a sans aucun doute joué un rôle dans cette prise de conscience : en deuxième année d’école dentaire, nos méthodes me sont apparues profondément datées. Mes professeurs de la faculté des Sciences de Lyon m’avaient initié à une physique théorique, au monde des quanta, etc. Or, nous ramollissions encore les pâtes de préparation dans des casseroles d’eau chaude… J’ai eu l’impression d’être dans un autre monde.

 

Système complet de CFAO dentaire avec caméra endobuccale
Système complet de CFAO dentaire avec caméra endobuccale, machine-outil 3D …(« Empreinte optique », 1973)

Comment l’idée s’est-elle matérialisée dans votre esprit ?

Pr F.D. : En quelques secondes… Je crois, comme Claude Bernard, à la génération quasi spontanée des nouvelles théories. J’ai exposé cette conception de la créativité scientifique à l’École des Mines, où j’ai donné des cours sur ce thème pendant une quinzaine d’années. Il y a pour moi deux types d’inventeurs : celui qui perfectionne, celui qui crée. L’un n’est pas meilleur que l’autre, mais c’est une tournure d’esprit différente. Concrètement, faire de l’empreinte optique ne pouvait pas venir d’une accumulation de connaissances, au bout de seulement quatre mois de deuxième année d’école dentaire ! L’imaginaire lié au contexte scientifique et technologique de l’époque a sans doute aussi partie liée avec cette émergence. Je suis issu d’une génération qui a grandi en rêvant de canons lasers, d’hologrammes, de vision tridimensionnelle… Une génération très ondulatoire !

Quelle est la grande idée derrière la création de la CFAO dentaire ?

« La CFAO n’est finalement qu’une application parmi d’autres de la dématérialisation de l’information. »

CFAO de la première couronne mise en bouche en 1985
CFAO de la première couronne mise en bouche en 1985 (logiciel Hennson Euclid).

La digitalisation de l’information. Au tout début des années 1970, j’ai vite considéré comme une évidence que pour entrer dans le monde moderne la dentisterie devait abandonner les prises d’empreintes matérielles afin d’accéder à niveau supérieur de précision. Et cela ne pouvait passer que par la numérisation des données dentaires. On s’est souvent mépris sur l’empreinte optique parce qu’il s’agit du titre de ma thèse. Or, je n’ai jamais privilégié par principe cette méthode au détriment de toutes les autres ! J’abordais déjà en 1973 le micropalpalge ainsi que d’autres techniques de lecture tridimensionnelles. L’optique s’est révélée être la technique la plus performante, et la CFAO dentaire n’est finalement qu’une application parmi d’autres de la dématérialisation de l’information. L’étudiant de 2020 qui se plongerait dans ma thèse serait peut-être surpris en découvrant qu’on y parle aussi de chirurgie implantaire, de reconnaissance faciale, et d’autres concepts promis à un bel avenir – tels qu’internet, l’intelligence artificielle, ou le cloud computing (2)…

Quel a été le premier dispositif de dentisterie par CFAO mis sur le marché ?

Première couronne usinée par CFAO
Première couronne usinée par CFAO, Congrès de l’ADF, 1985.

On a souvent dit que le premier système à avoir été commercialisé était le Cerec 1 de Siemens, en 1987. C’est faux ! Son concepteur, le Pr Werner Mörmann m’a même confié qu’il n’avait découvert que très tardivement que les premiers dispositifs mis sur le marché étaient bien français ! Et ce dès la fin de l’année 1986 sous la marque Hennson (Hennequin et fils), pour une soixantaine d’exemplaires vendus – ce qui pour l’époque était loin d’être négligeable. En 1989, les systèmes Hennson et Cerec faisaient jeu égal en termes de ventes. Je n’ai jamais considéré le Cerec 1 comme un système de CFAO complet car il lui manquait l’étape de la conception assistée par ordinateur (CAO), qui existait déjà dans le modèle français. Je tiens à souligner le rôle décisif qu’a joué le fondateur de Hennson, le Lyonnais Jean-Pierre Hennequin : c’est l’industriel qui a pris le risque de la CFAO avant tout le monde. Nous avons signé notre premier contrat dès la fin de l’année 1983. Pour l’anecdote, le modèle portait d’ailleurs mon nom, avec l’acronyme Duret « Dental Unit Restoration Esthetic Teeth ». Un chouette clin d’œil !

La CFAO de 2020 est-elle différente de celle que vous aviez imaginée il y a cinquante ans ?

Au niveau scientifique il s’agit exactement du même processus. Au début de la chaîne, vous faites une empreinte par rayonnement interférométrique, puis les données sont traitées par un logiciel, et à la sortie une machine-outil usine la pièce. Tous les éléments que l’on connaît à l’heure actuelle étaient déjà présents dans le système Hennson. À proprement parler, il n’y a pas eu de nouvelle étape fondamentale au niveau des principes ou des méthodes de la CFAO, mais plutôt une multitude de petites évolutions qui ont suivi le développement général de la technologie, notamment informatique et robotique. La différence est qu’aujourd’hui, les ordinateurs permettent de travailler plus vite, et peuvent stocker une plus grande quantité de ces « dents théoriques » que je décrivais déjà en 1973…

Quelles ont été les améliorations les plus notables ?

L’événement le plus important en matière d’usinage n’a rien à voir avec le système en lui-même : c’est l’apparition de la zircone, donc d’un nouveau matériau. Nous avons aussi développé en France, entre 1985 et 1990, l’Aristée, qui est encore aujourd’hui le seul composite hétérogène structuré capable de reproduire une dent en orientant les fibres synthétiques comme des fibres de collagène. Ce matériau, qui ne s’est pas révélé assez solide pour perdurer, nous a servi pour concevoir les premiers tenons fibrés, encore utilisés à l’heure actuelle. Côté matériel, les caméras endobuccales n’ont cessé de se perfectionner.

« Une montée en puissance des “systèmes experts”, qui vont devenir de plus en plus performants… et incontournables. »

La première a été élaborée par Thomson, il y a près de quarante ans ! Toutes utilisaient de la lumière projetée à travers des grilles. Pour obtenir des caméras plus petites et plus légères, nous avons voulu nous affranchir de la projection de lumière structurée. Nous sommes allés voir le CNES (3). Si les satellites d’imagerie spatiale n’avaient pas besoin d’éclairer leur objet pour l’observer, pourquoi cela ne serait-il pas possible dans notre contexte ? Le scanner Condor (4)est né en 2012 de cette collaboration avec l’agence spatiale. Libérées de la lumière, ces caméras de nouvelle génération sont plus stables dans le temps, et moins coûteuses. Tout l’enjeu a été de concevoir des logiciels pour adapter cette technologie à la prise de vue dentaire.

Y a-t-il encore des réticents à la dentisterie numérique ?

« Réparer les tissus par des moyens électroniques en guidant les cellules pour reconstruire totalement la dent. »

Système Hennson pour laboratoires en 1987
Système Hennson pour laboratoires en 1987 (1re mondiale).Trois blocs, pour les trois étapes de la CFAO : prise d’empreinte ; CAO ; et enfin, usinage par la machine-outil.

Oui, bien sûr. C’est une constante qui accompagne chaque rupture technologique. Néanmoins, les freins se lèvent en raison de l’arrivée en exercice d’une génération qui a grandi avec l’informatique. Dans la mesure où, en plus, l’interface homme-machine ne va cesser de se simplifier, ils opteront pour ces systèmes dès le début de leur carrière. J’ai aussi la certitude que les prix vont chuter. Mais si le coût empêche effectivement encore certains praticiens de sauter le pas, je pense que le facteur limitant principal reste toujours à l’heure actuelle la complexité, réelle ou supposée, des manipulations.

Quelle sera la prochaine grande avancée pour le praticien ?

Je vois une montée en puissance des « systèmes experts », qui vont devenir de plus en plus performants… et incontournables ! Ces assistants virtuels, dopés au deep learning, vont permettre une grande simplification. À la sortie de ses études, le jeune diplômé aura acquis un socle de connaissances fondamentales et de compétences techniques qui aura vocation à être constamment optimisé selon son type d’exercice. L’intelligence artificielle saura repérer ses points faibles et les corrigera en temps réel grâce à un guidage personnalisé. L’apprentissage de techniques sophistiquées sera facilité et correspondra adéquatement aux besoins de chaque praticien, ainsi qu’à ses habitudes professionnelles. Le dentiste restera néanmoins – et fort heureusement ! – maître de la décision finale, mais sera en permanence aiguillé vers le geste optimal.

Et le patient dans tout cela… Comment perçoit-il la CFAO dentaire ?

Il ne faut pas voir nos patients comme des êtres passifs dont le rôle se résumerait à s’asseoir sur notre fauteuil… Bien au contraire ! J’ai exercé pendant dix-huit ans dans un petit village de 3 000 habitants, et je peux vous assurer que tous mes patients finissaient par être passionnés, eux aussi, par les nouvelles technologies dentaires. Bien sûr, sans explications ils peuvent complètement passer à côté, et même pire : devenir plus anxieux à la vue de toutes ces machines compliquées… Mais je pense que la plupart ont envie d’en savoir plus. C’est ce que j’ai constaté tout au long de ma carrière de dentiste de campagne. Il m’est souvent arrivé de parler matériel pendant une demi-heure avec le gars du coin, qui adorait ça !

A quoi ressemblera le cabinet dentaire dans dix ans ?

Nous allons assister à une fusion des technologies déjà présentes sur le marché. La visualisation tridimensionnelle – que je décrivais déjà dans ma thèse de 1973 – va devenir une donnée essentielle de guide de soin à travers les dispositifs de réalité virtuelle et de réalité augmentée qui serviront d’interface entre le praticien et les systèmes experts. Je vois cette virtualisation s’étendre d’une façon radicale à tous les actes, plus uniquement à la fabrication de couronnes ou à la visualisation de radiographies. En chirurgie, il sera possible d’explorer tout ce qui se trouve dans la bouche, mais aussi sous la gencive, dans l’os, etc. Les réseaux de télécommunications vont changer la donne avec la généralisation du prédiagnostic et du suivi continu à distance. Ils deviendront à terme aussi importants que la puissance brute de calcul des machines détenues par le praticien. À commencer très prochainement par la 5G qui aura une rapidité qu’aucun câble d’ordinateur ne pourra concurrencer.

Et au-delà ?

Dans un horizon plus lointain, la rupture suivante devrait être de nature biologique. Elle se prépare dès aujourd’hui dans les cerveaux de grands professeurs qui travaillent sur de nouveaux montages génétiques. Nous allons pouvoir réparer les tissus par des moyens électroniques en guidant les cellules pour reconstruire totalement la dent. Puis nous entrerons dans une ère d’hyper-miniaturisation du monde où les nanorobots pourraient jouer un rôle important.

 

Références

  1. Conception et fabrication assistées par ordinateur.
  2. Stockage de données sur un serveur distant.
  3. Centre national d’études spatiales.
  4. Commercialisé par une société française (Biotech, scanner Wow).