« On excuse aujourd’hui le retard là où Calvin aurait fait les gros yeux »
Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
À l’occasion du passage à l’an 2000, un ami m’a demandé de lui rédiger un article sur le temps. J’ai relu toute la correspondance de Calvin et me suis rendu compte combien c’était intéressant. Je suis dit qu’il y avait matière à faire un livre.
Comment est née la notion de ponctualité ?
Dans les sermons de Calvin sur la Genèse, il mentionne très souvent le temps et la minute d’une manière que je ne retrouve chez personne d’autre au XVIe siècle. À chaque minute de notre temps nous sommes sous le regard de Dieu, dit-il à ses fidèles, et à la fin des temps nous aurons à rendre compte de chaque minute de ce temps. C’est à la fois un Dieu bienveillant, attentif à ses ouailles, mais également un Dieu surveillant. Si la ponctualité n’est pas encore évoquée à proprement parler, Calvin est le plus attentif à cette minute. Aussi, la ponctualité n’est pas une question de précision mais de discipline. Au XVIe siècle, les horloges et les cloches existaient déjà et les gens prirent l’habitude d’arriver dix minutes avant le début du service, pour être à l’heure et attendre en chantant les psaumes ou en écoutant la lecture de l’Évangile, mais Calvin est le premier à mettre au pas une ville complète. Au XVIe siècle, Genève comptait tout de même 10 000 habitants.
De la ponctualité est né le capitalisme ?
Les thèses du sociologue allemand Max Weber considèrent que le capitalisme est né chez les puritains anglais du XVIIe siècle. Mais bien sûr, le puritanisme anglais est influencé par le calvinisme. Et à Genève, la totalité de la société doit faire attention à son temps. Si je fais correctement mon travail, je réussirai et j’honorerai Dieu. Comme on va devoir lui rendre compte de chacune de ses minutes, il faut organiser les choses de la manière la plus efficace pour ne pas perdre du temps. Et si ce sont les Florentins, pas des protestants donc, qui ont inventé la banque, le fait d’être en permanence sous le regard de ce Dieu ambivalent qui nous pousse à travailler le mieux possible est issu du calvinisme.
Notre rapport au temps a-t-il changé ?
Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, nous recevons l’heure de façon coordonnée aux quatre coins du monde, avec une précision extrême. Pourtant, nous gaspillons énormément de temps. Avant, les valeurs chrétiennes influençaient notre rapport à la vie, il y avait un au-delà. Notre rapport au temps a donc changé car aujourd’hui, pour les Occidentaux, tout se passe sur la Terre. Les choses se jouent ici et maintenant et paradoxalement, nous sommes sans cesse sollicités pour des choses insignifiantes. Impossible d’acheter quelque chose sans que l’on nous demande une enquête d’opinion qui « ne prendra que trois minutes ». Mais on en reçoit dix par jour. Alors, la ponctualité n’est plus une valeur. L’exactitude, politesse des rois, a disparu. On excuse aujourd’hui le retard là où Calvin aurait fait les gros yeux. Mais certaines personnes disciplinées restent ponctuelles et savent que c’est une politesse. La ponctualité peut sembler neutre mais c’est une valeur qui en cache beaucoup d’autres…
Les chirurgiens-dentistes courent toujours derrière le temps…
C’est parce qu’ils ne savent jamais ce qu’ils vont trouver chez leur patient. Si le dentiste se doit de commencer la journée à l’heure pour que les choses roulent au mieux, il doit aussi réussir à se détacher du rapport à la ponctualité car c’est un humain qui a affaire à un humain. Et son matériau de travail, la dent, est humain, et donc imprévisible.
Propos recueillis par Raphaëlle de Tappie