Violences au cabinet dentaire : ne plus se taire
Scène de chaos. Du sang partout sur le corps et sur les vêtements. Le Dr Jean Kseib est allongé au sol sur le côté, la main gauche tenant le poignet droit, juste en dessous de la zone de l’avant-bras qui a subi le premier coup de couteau sectionnant l’artère radiale et les fléchisseurs de quatre doigts. Sur la photo, on aperçoit la ceinture qui sert de garrot. La tunique grise est remontée, laissant apparaître un bout de tee-shirt maculé et un ventre nu. On observe le profil du visage empreint de douleur, l’œil plissé et la bouche qui dessine un rictus. Sur le cliché suivant, un plan plus large, les soins d’urgence ont été dispensés, l’homme est maintenant sur le dos, déshabillé, perfusé, un pansement de compression sur l’avant-bras et une femme en tenue de pompier est penchée au-dessus de lui. Mais le cabinet dentaire ressemble encore à un champ de bataille, avec des traînées rouges sur le parquet et des objets épars.
L’affaire de Tours
Les photos ont été faites à la demande du chirurgien-dentiste. Il les montre volontiers ainsi que les articles de presse et les interviews de la presse locale et nationale. Pour conjurer le sort et garder trace de la violente agression qu’il a subie le 17 octobre 2022. Tout s’est passé très vite. Un patient s’est présenté à l’heure du déjeuner, brandissant un couteau de 20 centimètres pour le punir de lui avoir « mis un préservatif dans la bouche ». Il parlait là du doigtier à usage unique qui protégeait l’embout sur lequel il devait mordre pendant la panoramique dentaire. « J’ai survécu sous les bombes pendant mon enfance au Liban, à l’explosion du port de Beyrouth qui a fait 6 000 blessés en une fraction de seconde, je me suis dit que je n’allais pas mourir à cause de ce petit connard, se souvient-il. Par réflexe, je me suis avancé vers lui pour que les coups portés soient moins forts, mon assistante est arrivée derrière lui, lui a tiré les cheveux, ce qui l’a déséquilibré, nous nous sommes retrouvés tous les trois par terre et j’ai pu immobiliser sa main. La deuxième assistante a appelé les secours et mon confrère qui revenait de déjeuner m’a fait un garrot. C’est grâce à eux que je suis en vie. » L’assistante dentaire, blessée à la cuisse, au sein et à l’index, est arrêtée un mois et demi. De son côté, le praticien a repris après dix mois et demi, fidèle à son quartier des Fontaines et à sa patientèle, en prenant toutefois certaines précautions : « Nous avons changé notre système d’alarme qui déclenche la télésurveillance et mon confrère et moi, nous fermons le même jour de semaine, de façon à être toujours quatre au cabinet. Sur le plan psychologique, ça va beaucoup mieux, j’avoue simplement que mon cœur bat la chamade quand je dois soigner un patient qui ressemble à mon agresseur. »
Après la violence, le stress post-traumatique
Le traumatisme laisse une trace, c’est un sentiment partagé par le Dr Perrine Prioul, chirurgien-dentiste à Toulouse. Parfois, quand elle quitte son travail le soir, elle imagine une ombre dans le couloir, à l’entrée où un patient est venu s’immoler devant elle, un soir de 2014. « Le matin, quand je lui ai fait le tiers payant, il m’a accusée de l’avoir trahi et de faire de l’argent sur son dos, et a balancé les crayons qui se trouvaient sur le comptoir, raconte-t-elle. Aujourd’hui, je porterais plainte aussitôt mais à l’époque je n’y ai même pas pensé. » L’homme est revenu le jour même, juste avant la fermeture du cabinet dentaire, une bouteille d’essence et un briquet à la main, avec l’idée de mourir avec elle, comme elle le lira plus tard dans une lettre qui lui était adressée. Heureusement, le prothésiste qui passait par là l’a aidée à éteindre le feu. Tous les deux sont convoqués le lendemain au commissariat de police pour être entendus comme témoins. Mais quand elle veut porter plainte, on lui rétorque qu’elle ne peut pas le faire contre quelqu’un qui se suicide… « Je sais aujourd’hui que les policiers n’ont pas à refuser une plainte, confie-t-elle. En tout cas, je n’ai pas été victime de violence physique mais cet épisode m’a traumatisée et j’ai fait appel à un psychologue pour m’en sortir. C’est aussi cet épisode qui m’a donné envie de m’engager professionnellement et de me présenter aux élections ordinales du département. Très logiquement, quand il a fallu choisir un référent violences en Haute-Garonne, je me suis proposée. »
Lancement d’un plan sécurité en 2023
En 2017, l’Ordre national des chirurgiens-dentistes a commencé à former des « référents violence » chargés de soutenir les praticiens confrontés à des cas de violences subies par leurs patients (en particulier femmes et enfants) ou victimes de violences de la part de leurs patients. Ces dernières années, portées par une revendication à plus d’égalité entre les sexes, le projecteur a été mis sur les violences faites aux femmes. Les violences subies par les chirurgiens-dentistes et leurs équipes sont davantage restées dans l’ombre. Mais l’année 2023 marque une volonté politique de changer la donne, avec un plan gouvernemental sécurité à destination des professionnels de santé « parce qu’il n’est pas acceptable que celles et ceux qui nous soignent soient menacés dans l’exercice de leurs missions », écrivaient en introduction les ministres de l’époque Aurélien Rousseau et Agnès Firmin le Bodo. Le plan décline de nombreux objectifs autour de trois axes : sensibiliser le public et former les soignants, prévenir les violences et sécuriser l’exercice des professionnels, déclarer les violences et accompagner les victimes.
Inciter au signalement
L’un des points forts de ce plan est la volonté d’inciter les professionnels au signalement des violences. « Pour que la lutte contre les violences subies par les chirurgiens-dentistes devienne un fait politique, le signalement de toutes les violences qu’elles soient verbales ou physiques est indispensable », estime Marie Biserte, vice-présidente de l’Union régionale des chirurgiens-dentistes (URPS) des Hauts-de-France. Et la marge de progrès est énorme. Seulement 312 faits de violences subies par les chirurgiens-dentistes ont été déclarés en 2023. Pour plus de 40 000 praticiens en France, cela paraît ridicule et bien éloigné du ressenti de la profession. « Pour sensibiliser à l’importance du signalement et expliquer les procédures, poursuit le Dr Biserte, nous venons d’organiser deux journées de conférences, l’une à Lille et l’autre à Amiens. » Pour le commandant de police Patricia Jeannin de Lille qui a participé à ces deux journées, le nombre infime de plaintes s’explique par trois raisons : la méconnaissance du système judiciaire, l’emploi du temps surchargé et le sentiment que la plainte n’aboutira à rien. « Pourtant, les auteurs d’incivilités ont bien souvent les mêmes comportements dans la rue ou dans le cadre familial, ce qui signifie qu’ils ont peut-être déjà été inquiétés par la justice et qu’une nouvelle plainte pourra enfin aboutir à ce qu’il soit sanctionné, explique le commandant Jeannin. Enfin le dépôt de plainte, c’est ce qui vous assoit dans votre statut de victime, cela permet d’aller vers des psychologues ou des intervenants sociaux qui vont vous accompagner. » Et le dépôt de plainte ne reste pas lettre morte. Le Dr Xavier Bondil, chirurgien-dentiste à Villefranche-sur-Saône (Rhône), vient d’en faire l’expérience. Il y a six mois, un patient est arrivé avec trois quarts d’heure de retard à un premier rendez-vous d’urgence avec une associée, l’assistante lui a proposé un autre rendez-vous mais il s’est mis à hurler à l’accueil, à râler et taper sur le mobilier, refusant de quitter le cabinet. Xavier Bondil lui demande fermement de partir mais le patient lui dit : « Toi tu es un homme, je peux te tuer, te couper la tête », avec geste à l’appui. Le praticien porte plainte. Début mars, le jugement a eu lieu au tribunal judiciaire et l’agresseur a été condamné à des jours-amendes.
Un accueil des plaintes qui laisse parfois à désirer
De son côté, le Dr Emmanuel Leicher, chirurgien-dentiste à Étoile-sur-Rhône (Drôme) reste sur sa faim car, malgré sa plainte le 6 mars dernier, la personne court toujours et a fait un esclandre dans la maison médicale où il est installé. Il s’agit d’un ancien patient qui le menace parce qu’il ne le prend plus en charge. En quelques jours, il a reçu des mails de plus en plus inquiétants, la menace n’est pas frontale mais insidieuse sous des phrases pleines d’emphase : « Je vous promets la Saint-Barthélémy, ni vos gendarmes, ni votre port d’armes ne sauront m’arrêter. Vous n’avez pas assez prié pour moi, le premier c’est difficile, après ça va tout seul. » Le Dr Leicher s’est renseigné et a appliqué les démarches recommandées par la profession et les forces de l’ordre : signalement sur le site de l’ONVS, déclaration d’une pré-plainte en ligne et présentation le lendemain à la gendarmerie de Livron. Mais là il tombe des nues, le gendarme refuse d’enregistrer sa plainte. Le praticien ne comprend pas et contacte Justine Drencourt, présidente du conseil de l’ordre de la Drôme, qui décide de l’accompagner au commissariat de Valence pour s’assurer qu’il puisse déposer plainte. « Mais depuis, c’est le statut quo*. J’ai reçu de nouvelles menaces, l’homme est même venu à la maison médicale pour me chercher, je ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose à ma famille ou à mon assistante. Et dans le cabinet avec ma bombe lacrymo, je n’en mène pas large. » Par son témoignage, le praticien souhaite dénoncer le fossé entre le dispositif annoncé et le résultat. Et encore il s’estime chanceux, de nombreux confrères lui ayant témoigné du réconfort et ses connaissances l’aident à dénouer les fils de la situation.
* Quand paraîtra cet article, la situation des personnes donnant leurs témoignages aura peut-être évoluée.
Une coopération police, justice, santé toujours en construction
Cela fait treize ans qu’un protocole national pour la sécurité des professions de santé a été signé en 2011 entre les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Santé afin notamment de faciliter les démarches en cas d’agressions. Mais sur les territoires le déploiement de ce protocole diverge d’un département à l’autre et, dans l’élan du plan gouvernemental 2023, des synergies se mettent en place. « Dans la région Hauts-de-France, informe le commandant Jeannin, on va demander dans chaque circonscription de police nationale de nommer un référent pour les violences médicales pour faciliter l’accès à nos services et pouvoir être orienté vers un référent sûreté (alarmes, vidéosurveillance, code d’accès). » Du côté de la profession, les référents violence semblent se déployer dans la plupart des conseils départementaux de l’ordre (CDO) mais à l’heure actuelle, il n’existe pas de répertoire national pour les identifier. « J’ai découvert le rôle du référent violence quand on m’a nommé il y a deux ans et j’étais complètement novice en la matière, fait remarquer Christine Bernardi, référente violence en Haute-Savoie. Je me suis fait connaître de mes confrères lors d’une conférence. En septembre dernier, j’ai soutenu une consœur qui recevait des courriers menaçants par courrier à son domicile. Suite à sa plainte, le patient a été convoqué trois fois à la gendarmerie mais ne s’est jamais présenté. J’ai contacté la référente violence de la gendarmerie. Des gendarmes sont intervenus au domicile du patient qui a semble-t-il été impressionné puisqu’il a cessé son harcèlement. » Hélène Billuart, référente violences dans le Calvados depuis 2022 fait partie aussi des dernières recrues. « Je n’ai géré que des agressions verbales, dit-elle, en raison de l’impatience en salle d’attente ou de la difficulté à l’accès aux soins. Par exemple, une de mes consœurs a appelé la police parce qu’un monsieur de 77 ans ne voulait pas partir du cabinet tant qu’il n’avait pas été pris en charge. » Marie-José Gomy, membre du CDO du Rhône constate qu’elle est pour sa part sollicitée environ une fois par mois, dans la très grande majorité des cas pour des insultes ou des menaces.
Ne pas subir, relever la tête
« Ce sont les assistantes dentaires qui sont le plus exposées aux violences, verbales le plus souvent, constate Anne Abbé Denizot, membre du CDO de la Haute-Savoie. Nous avons organisé une conférence pour que les chirurgiens-dentistes se rendent compte du stress de leurs assistantes et pour les aider à développer une communication pour ne pas se laisser emporter par la violence de leurs interlocuteurs. » Et aussi pour qu’ils déclarent les violences et ne laissent rien passer. Ni le coup de poing qui tombe sur le comptoir de l’accueil, ni la menace de mort, ni les noms d’oiseaux, ni les remarques délétères au moment de la présentation d’une facture du type : « Vous feriez mieux de vous occuper de vos patients au lieu de compter votre argent… » Avec un leitmotiv : ne pas subir, relever la tête, dénoncer les agressions et en parler pour les exorciser.
Lire l’article « Comment réagir face aux violences »
Plan du gouvernement : les points clés
En septembre 2023, le gouvernement a lancé un plan sécurité des professionnels de santé.
Axe 1 : la sensibilisation
• Généraliser les « référents sécurité » désignés par les Ordres.• Encourager la formation à la gestion de l’agressivité.
Axe 2 : la sécurité
• Améliorer la sécurité dans l’aménagement des espaces.• Financer des dispositifs d’alerte (placés dans un bracelet, dans une poche).
• Créer un délit d’outrage spécifique aux professionnels de santé.
Axe 3 : la déclaration
• Encourager les signalements et dépôts de plainte.• Dresser un bilan précis des faits de violence.
• Accompagner les victimes dans la prise de plaintes et dans le temps sur le plan psychologique.
Document disponible sur :
sante.gouv.fr/IMG/pdf/dp_securite-professionnels-de-sante.pdf
312 faits de violence déclarés en 2023
312 faits de violence ont été déclarés par les chirurgiens-dentistes en 2023. Une sous-déclaration manifeste mais un nombre qui a plus que doublé par rapport à 2021. Parmi les situations à l’origine de ces violences : l’impossibilité de consulter un praticien en urgence ; le temps d’attente trop long ; des délais de prise en charge jugés excessifs ; des reports de rendez-vous liés au retard du patient ; une opposition des patients à remplir un questionnaire médical ou à suivre le plan de traitement proposé.
Numéro d’écoute
24 h/24 et 7 j/7, une écoute téléphonique apporte aide et accompagnement psychologique
0805 23 23 36 : Numéro Vert proposé par l’association SPS (Soins aux professionnels de la santé)Comment installer une caméra de surveillance ?
• Prendre conseil (gratuit) auprès d’un référent sûreté de la gendarmerie ou de la police nationale sur le site referentsurete.fr• Obtenir une autorisation préfectorale en formulant une demande sur le site du ministère de l’Intérieur www.interieur.gouv.fr/Videoprotection/Tele-procedure
• Informer le public de l’existence de la caméra par une affiche.
• Informer les salariés par un avenant au contrat de travail ou une note de service.
• Connaître les limites à respecter : une caméra peut être installée dans les entrées, couloirs et salle d’attente uniquement (lieux ouverts au public), jamais dans une salle de consultation. Quant aux salariés, ils ne peuvent être filmés directement sur leurs postes de travail ou lieux de pause au titre du respect de la vie privée.
• Ne pas conserver les images au-delà de trente jours, ne pas les diffuser (risque encouru trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende). En cas d’incident, elles seront uniquement consultées par les forces de l’ordre.