La prise de teinte en dentisterie esthétique
L'intégration esthétique de nos restaurations est un élément primordial dans le succès des traitements. La prise de teinte peut être facilitée par l'usage d'un spectromètre permettant un enregistrement précis et reproductible de la couleur des dents.
Dans notre pratique quotidienne, l’intégration esthétique de nos restaurations est toujours un élément primordial dans le succès des traitements. Cette intégration est particulièrement difficile dans les secteurs antérieurs lorsqu’il s’agit de reconstituer une incisive centrale ou latérale. Deux critères principaux interviennent dans le mimétisme en dentisterie esthétique : d’une part la forme de la dent et d’autre part sa couleur.
La forme est assez facile à objectiver et une simple analyse de la denture du patient permet de choisir entre une dent carrée, triangulaire ou plutôt ovoïde. Il faut ensuite observer des lignes de transition dont la position modifie grandement l’aspect général de la dent. Lorsque l’on travaille avec un système de CFAO dentaire, il est possible de demander au logiciel de modélisation d’utiliser, pour réaliser la morphologie de notre restauration, une image miroir de la dent contralatérale. Ainsi les différents paramètres de forme sont facilement respectés.
Restituer la couleur est un sujet bien plus complexe ; en effet la couleur n’est pas homogène sur toute la surface de la dent et elle dépend de nombreux critères parfois difficiles à objectiver.
Dentisterie esthétique : petit rappel sur la notion de couleur
L’œil humain est capable de percevoir la lumière dont la longueur d’onde est comprise entre 380 et 780 nanomètres (nm) ; en deçà de cette valeur on parle d’ultra-violet et au-delà d’infra-rouge (Fig.1). La couleur d’un objet dépend de la portion du spectre visible qu’il absorbe et de celle qu’il réfléchit. Il existe donc une infinité de couleurs et les définir n’est pas chose aisée.
Fig.1 : Le spectre visible.
Le système RGB
Ce système de définition des couleurs utilise les teintes fondamentales que sont le rouge (red) le vert (green) et le bleu (blue) pour caractériser chaque couleur (Fig.2). Ainsi, en donnant la proportion de rouge de vert et de bleu d’un point, on peut en connaître la teinte. C’est le système le plus utilisé en informatique et pour les afficheurs vidéo. Il manque cependant de précision (on parle de profondeur) pour les applications qui demandent une importante fiabilité des couleurs.
Fig.2 : Le système RGB (red, green, blue).
Le système Monsel
Dans ce système, la couleur est caractérisée par sa teinte, sa saturation et sa luminosité (Fig.3). En jouant sur ces paramètres, il devient possible de définir plus de nuances qu’avec le système RGB. Le teintier 3D Master de chez Vita s’inspire de ce système pour objectiver la couleur des dents. Si ces systèmes définissent localement une couleur, ils ne permettent pas de reproduire parfaitement la teinte d’une dent qui n’est pas uniforme. Elle varie en fonction du relief, des imperfections de l’émail ou de la dentine et même en fonction de la lumière ambiante.
Fig.3 : Le nuancier de Munsell d’Albert Henry Munsell.
Comment objectiver la couleur d’une dent en dentisterie esthétique ?
La méthode traditionnelle consiste à utiliser un teintier pour comparer, sous la lumière la plus neutre possible, la couleur de la dent à celle d’un échantillon de teinte préétabli pour le fabricant. Les deux teintiers les plus courants sont le Vita classique et le Vita 3D master. On obtient ainsi une information sur la teinte et la luminosité générale de la dent mais pas sur ses caractéristiques (taches, fissures, translucidité) qui permettront une parfaite intégration esthétique.
Lorsque la restauration est réalisée en CFAO « chairside », le praticien pourra directement objectiver ces paramètres mais cela devient plus difficile lorsqu’il faut transférer l’information au laboratoire. Dans ce cas une photographie peut grandement aider, à condition d’y faire apparaître l’échantillon du teintier sélectionné, tant est variable la couleur de la photographie en fonction des réglages de l’appareil et de l’éclairage de la scène (Fig.4).
Fig.4 : Différence de rendu des couleurs en fonction de la lumière et des réglages de l’appareil photo.
Le Rayplicker
La prise de teinte pour nos restaurations peut être facilitée par des dispositifs tels que le Rayplicker de chez Borea. Il s’agit d’un spectromètre qui analyse l’absorption de la lumière par une dent dans un intervalle de longueur d’onde qui va de 400 à 700 nanomètres. On couvre donc la quasi-intégralité du spectre visible, à l’exception des rouges et des violets les plus sombres.
L’appareil se présente sous la forme d’un pistolet avec un embout interchangeable et stérilisable à placer contre la dent à analyser. Il est muni d’un écran pour afficher les informations recueillies (Fig.5).
Fig.5 : Le Rayplicker (Borea).
Il est complété par un socle qui permet de recharger les accumulateurs et de transférer les informations vers un ordinateur pour les partager facilement avec le laboratoire de prothèse via un logiciel et une plateforme dédiés. L’analyse n’est pas ponctuelle ; l’appareil enregistre les valeurs de 160 000 points dans une matrice de 400 points par 400 points (Fig.6). Sur ces 160 000 points, 70 % sont situés sur la dent, soit environ 100 000 points, ce qui donne une information très complète. La teinte de chaque groupe de points sélectionné est donnée en fonction du système de référence choisi par l’utilisateur. Sont disponibles les teintiers Vita Classique, Vita 3D Master, Ivoclar Chromascope, Shofu Vintage et Noritake.
Fig.6 : Écran du Raypliker avec une analyse sur une matrice de 400 x 400 points.
Sur l’écran tactile de l’appareil, on peut analyser la teinte moyenne de la dent, la teinte de trois zones distinctes (cervicale, moyenne et incisale), ou la teinte de neuf zones distinctes ou chacune des zones précédemment citées est divisée en trois plages : distale, centrale et mésiale (Fig.7). Il fournit en outre une information sur les zones de translucidité de la dent ainsi qu’une photo polarisée.
Fig.7 : Différentes analyses proposées par le Rayplicker.
Test du Rayplicker
Matériel et méthode
Notre but est de vérifier la reproductibilité des analyses spectrométriques réalisées avec le Rayplicker. Dans un premier temps, nous avons testé sa sensibilité à la lumière ambiante. Nous avons donc enregistré 10 fois la teinte de la même dent dans des conditions d’éclairage différentes, en utilisant un scialytique braqué sur la bouche avec en plus un éclairage plafonnier, un éclairage plafonnier seul, un scialytique seul, la lumière naturelle seule à différentes périodes de la journée et enfin dans l’obscurité. Nous avons comparé les résultats sur une moyenne de la teinte de la dent, sur l’analyse de trois zones puis sur l’analyse de neuf zones (Tableau 1).
Tableau 1.
L’étude suivante consiste à enregistrer dix fois la teinte d’une dent dans des conditions lumineuses fixes (Tableau 2).
Tableau 2.
Enfin, nous avons comparé les pourcentages de concordance entre 10 mesures effectuées sur une même dent, et cela sur 10 patients différents, soit un total de 100 mesures. Dans tous les cas nous avons utilisé le système de référence Vita 3D Master pour tester à la fois la fiabilité sur la teinte, la saturation et la luminosité. Rappelons qu’avec ce teintier la couleur de la dent est définie par un chiffre suivi d’une lettre puis d’un autre chiffre, où le premier chiffre indique la luminosité sur une échelle de 0 à 5, la lettre indique la teinte (L, M, ou R) et le chiffre suivant indique la saturation sur une échelle de 1 à 3. Ainsi une dent 2M1 indique une dent de luminosité 2 de teinte M et de saturation 1.
a) La teinte
L’étude montre une grande fiabilité de la teinte quel que soit l’éclairage ambiant. 100 % de concordance pour l’analyse moyenne de la dent. 96,66 % de concordance pour l’analyse sur 3 zones (70 % cervicale, 100 % médiane, 90 % incisale). 100 % de concordance pour l’analyse sur 9 zones.
b) La luminosité
La luminosité n’est également pas trop affectée. Les variations les plus importantes se retrouvent dans la portion incisale de la dent. 96,66 % de concordance pour l’analyse moyenne. 86,66 % de concordance pour l’analyse 3 zones (100 % dans la zone cervicale, 70 % dans la zone médiane, 90 % dans la zone incisale). 76,66 % de concordance pour l’analyse 9 zones (86,66 % pour les zones cervicales, 63 % dans les zones médianes et 80 % pour les zones incisales).
c) La saturation
Pour la saturation on obtient les résultats suivants : 100 % de concordance pour l’analyse moyenne dela dent. 86,66 % de concordance pour l’analyse 3 zones (90 % dans la zone cervicale, 100 % dans la zone médiane et 70 % pour la zone incisale). 82,22 % de concordance pour l’analyse 9 zones (76,66 % dans les zones cervicales, 100 % dans les zones médianes et 70 % pour les zones incisales).
On observe donc une bonne stabilité des mesures malgré la variation importante de l’éclairage ambiant. L’analyse de la teinte est la valeur la moins sensible à ces variations. Les zones incisales sont les plus perturbées quant à la quantification de la luminosité et de la saturation. Ces résultats plutôt rassurants s’expliquent par le fait que l’appareil utilise une source lumineuse intégrée pour calculer le profil spectrométrique de la dent, ainsi seul un éclairage trop intense (type scialytique) peut légèrement le perturber. Avec 10 mesures de la même dent avec un éclairage constant composé du seul plafonnier dit « lumière du jour », on observe les résultats reportés dans le tableau 2.
Pour l’analyse moyenne de la dent, il existe une concordance de 100 % tant en teinte qu’en luminosité et en saturation. Pour l’analyse en trois zones, cette concordance est de 100 % pour les zones cervicales et mésiale mais elle descend à 60 % pour la teinte, 50 % pour la luminosité et 50 % pour la saturation dans la zone incisale. Si l’on compare ces résultats avec l’analyse 9 zones, on comprend mieux ces différences car la partie incisale de la dent est la plus complexe avec de nombreuses variations de la teinte dont la moyenne est difficile à calculer. Ainsi la zone incisale mésiale présente une concordance des mesures de 100 %, la zone incisale médiane une concordance de 90 % et la zone incisale distale une concordance de 80 %. Dans tous les cas la teinte définie par l’analyse est la même. Seules varient la luminosité et la saturation avec un écart type de 1.
Pour confirmer ou infirmer ces premiers résultats, nous avons étendu l’étude à 10 patients avec des incisives assez marquées et donc difficiles à reproduire fidèlement. Pour chaque patient, nous avons enregistré 10 mesures dans un intervalle de temps le plus réduit possible, chaque enregistrement nécessitant environ 45 secondes. Nous avons ensuite retranscrit les résultats pour chaque patient dans un tableau équivalent au tableau 2 présenté plus haut. Nous avons ensuite calculé le pourcentage de concordance pour chaque analyse et cela pour les trois critères de luminosité, de teinte et de saturation.
Le tableau 3 présente les calculs de concordance pour la détermination de la teinte. On remarque la reproductibilité des mesures avec toujours le même écueil que représente l’analyse de la zone incisale lors d’une division de la dent en seulement trois zones (cervicale, médiane et incisale).
Tableau 3.
Le tableau 4 présente les résultats de ces mêmes analyses mais pour le critère de la luminosité.
Tableau 4.
Une fois encore, l’analyse en une seule mesure de la zone incisale donne des résultats discordants alors qu’en la divisant en trois partie mésiale, centrale et distale, la reproductibilité est grandement améliorée. On obtient des mesures semblables pour l’étude de la saturation.
En conclusion, l’utilisation du Rayplicker permet un enregistrement précis et reproductible de la couleur des dents. Il faut cependant se méfier de l’analyse en trois mesures (cervicale, médiane et incisale), essentiellement dans le tiers incisal de la dent, du fait des grandes variations de teinte, de saturation et de luminosité propres à cette zone.
En CFAO dentaire, cet appareil permet un choix précis du bloc à usiner, alors que pour les restaurations indirectes son logiciel et sa plateforme d’échange autorisent une communication aisée de l’analyse spectrométrique au laboratoire. Le céramiste retrouvera une cartographie des différentes masses à appliquer (Fig.8) pour monter la restauration.
Fig.8 : Schéma des aplats de céramique pour reconstituer la teinte de la dent.
Cas cliniques en CFAO dentaire
Cas 1 : Paolo – Réalisation d’une couronne implanto-portée antérieure sur 21
Ce patient présente une fracture de 21 infra-osseuse. Le traitement proposé consiste à éliminer la racine résiduelle et à implanter dans le même temps clinique (Fig.9).
Fig.9 : Vue post-chirurgicale après la pose de l’implant en 21.
La phase de temporisation est assurée par un bridge cantilever en composite usiné au cabinet. Après une phase de cicatrisation de 3 mois, nous revoyons Paolo pour la réalisation de la couronne d’usage. Une empreinte optique (Primescan) permet de construire le modèle virtuel (Fig.10) pour la modélisation d’une couronne céramique Emax transvissée sur tibase titane (système CEREC).
Fig.10 : Empreinte optique et modélisation de la couronne avec le système CEREC.
Nous utilisons le Rayplicker pour le choix de la teinte du bloc Emax. L’analyse des neuf zones nous montre une prédominance de la luminosité 3 (A3 et B3), cependant deux zones sont plus claires (A2, C2). Comme il est plus facile de foncer une céramique que de l’éclaircir, nous choisirons un bloc A2. La restauration est usinée, cristallisée et pré-teintée en fonction des indications du Rayplicker et de la photographie de la dent contralatérale (Fig.11, 12).
Fig.11 : Informations données par le Rayplicker et photo de la dent collatérale.
Fig.12 : Maquillage de la couronne Emax avec les Shades et les Stains Ivoclar.
Un essayage montre une bonne intégration esthétique (Fig.13) que nous décidons de pousser encore par un second maquillage réalisé directement en bouche (Fig.14).
Fig.13 : Essayage du rendu esthétique.
Fig.14 : Second maquillage en bouche.
Le résultat obtenu assure un bon mimétisme de notre restauration qui se fond bien dans le sourire du patient (Fig.15).
Fig.15 : Résultat esthétique après maquillage et glaçage.
Cas 2 : Stéphanie – Réalisation d’une couronne dento-portée sur 45
La patiente est adressée par un endodontiste. Une ancienne couronne sur 45 a dû être déposée pour reprendre le traitement canalaire. Après une reconstitution corona-radiculaire aux composites avec un tenon en titane collé, nous reprenons légèrement la préparation pour adapter les limites à une reconstruction céramique en Emax (Fig.16).
Fig.16 : Préparation de la dent avec reconstitution aux composites et tenon titane collé.
L’empreinte optique permet la réalisation d’un modèle virtuel sur lequel nous modélisons la restauration (Fig.17).
Fig.17 : Empreinte et modélisation avec le système CEREC.
L’emploi du Rayplicker nous permet de choisir le bloc à usiner en utilisant l’analyse neuf zones. Dans ce cas la couronne est cristallisée sans maquillage (Fig.18). On modifie légèrement la morphologie avec le kit de fraises de finitions occlusales, essentiellement pour marquer la zone d’abrasion vestibulaire qui provoque une accroche particulière de la lumière.
Fig.18 : Céramique après cristallisation sans maquillage.
Après maquillage en suivant les indications de l’appareil (Fig.19), la céramique est recuite puis installée en bouche. L’intégration esthétique est tout à fait convenable (Fig.20).
Fig.19 : Maquillage de l’Emma avec les Shades et Stains Ivoclar.
Fig.20 : Intégration esthétique de la restauration.
Auteur
Dr Jean-François CHOURAQUI
Docteur en chirurgie dentaire
Ancien attaché de consultation à Paris VII
Président de Digitatouch
Exercice libéral (Paris XVII)